Pour s’ériger en « smart nation », la cité-Etat ne lésine ni sur les ambitions ni sur les moyens. Industriels et chercheurs français viennent, en nombre croissant, tester ici leurs innovations.
Perdu ! En ce mercredi après-midi, les visiteurs de la Singapore City Gallery qui s’étaient pris au jeu ont échoué : aucun n’a réussi à placer sur un écran, représentant un modèle réduit de Singapour, des immeubles, services publics, commerces, industries, parcs et transports en nombre suffisant pour héberger, transporter, faire vivre et satisfaire les 5,6 millions de Singapouriens. Car aménager au mieux un espace réduit requiert une planification réfléchie : tel est le message ainsi distillé, de façon ludique, par l’URA – urban redevelopment authority -, l’agence gouvernementale d’urbanisme qui abrite la galerie. Dans cette cité-Etat, qui, pour préserver ses espaces verts, héberge ses habitants dans des tours et s’agrandit régulièrement sur la mer, être « smart » n’est pas un gadget, mais une nécessité. Planifier, construire plus efficacement des bâtiments moins énergivores, optimiser les transports pour réduire l’espace occupé par la voiture, constituent des défis pour l’avenir du pays, contraint par sa taille (720 km2, soit moins que le Grand Paris), son absence de ressources naturelles. Mais aussi par son ambition de compenser sa dimension réduite par son niveau d’excellence.
12 milliards d’euros en recherche
Fin 2014, le gouvernement lançait son programme « smart nation » sous forme de fusée à trois étages : « au niveau basique, il s’agit d’utiliser la technologie pour améliorer la qualité de vie : mieux gérer la santé, réduire le temps passé à des tâches administratives, etc. », explique le SNDGO (bureau de la smart nation et du gouvernement digital). « Au second niveau, l’enjeu est d’augmenter l’efficacité de la société et de réduire les coûts, par exemple en utilisant des capteurs pour mieux gérer le trafic ou les menaces sur la sécurité.
Mais in fine, le défi est de transformer l’économie singapourienne pour développer l’économie et l’emploi. Cela suppose de travailler en partenariat avec les citoyens, mais aussi avec les entreprises », conclut le SNGDO qui, tout un symbole, se trouve directement placé sous la tutelle du premier ministre. Histoire de bien faire comprendre aux administrations et à la recherche – dotée, pour cinq ans, de la bagatelle de 12 milliards d’euros – que le sujet doit irriguer leur action.
Une approche holistique du concept de smart nation
« Singapour a une approche très particulière », remarque Alexandre Parilusyan, vice-président Smart City de Dassault Systèmes. « Dans beaucoup de villes, la smart city est un concept basé sur la digitalisation des équipements et des infrastructures : certaines rendent leur éclairage intelligent, d’autres multiplient les capteurs, par exemple dans les transports. Singapour a une approche holistique du concept : elle veut réfléchir globalement à l’avenir du pays, comprendre les interactions entre, par exemple, l’énergie, les transports et la qualité de vie ».

« Singapour a une approche très particulière », remarque Alexandre Parilusyan, vice-président Smart City de Dassault Systèmes.© Jgp
Après Rennes, la cité-Etat est le deuxième endroit où la société française a construit un « jumeau numérique » de la ville en 3D. Une plate-forme d’une impressionnante précision : l’orientation de chaque toiture, le nombre d’heures d’ensoleillement par jour, ou encore le niveau d’exposition au bruit des façades, y sont consignés. Tout comme le million d’arbres de l’Etat avec, pour chacun d’entre eux, la date et la nature des soins qui leur sont apportés. Un modèle tout sauf statique : pour chaque arrêt de bus, les prochaines prochains passages et le remplissage des véhicules sont disponibles. Comme le prix des logements d’un quartier. « Que l’on simule l’équipement en toits photovoltaïque, ou la construction d’une nouvelle ligne de métro, et toutes les interactions avec les autres éléments clés du modèle deviendront donc visibles », conclut Alexandre Parilusyan.
Faire de la ville un laboratoire vivant
Des routes, des feux de signalisation, des arrêts de bus, des canyons urbains où le GPS ne passe pas, et même un simulateur de pluie et d’inondation : depuis novembre dernier, les véhicules autonomes du monde entier peuvent venir à Singapour sur un circuit qui leur est dédié. Avec, pour objectif, de développer un système de certification permettant leur mise en circulation sur les routes de l’île. L’IRT System X de Saclay, qui réunit industriels et scientifiques sur de nombreuses problématiques numériques, a réussi à devenir partenaire de l’initiative : « avec Renault, Systra (ingéniérie) et la SNCF, nous serons chargés de la brique « virtuelle » de la simulation du comportement des véhicules », explique François-Xavier Lannuzel, qui dirige le tout nouveau bureau de l’IRT dans la ville.
« Singapour est le premier pays qui s’organise pour développer un système de certification. Alors qui sait, ce dernier pourrait inspirer d’autres pays ! » Construire des bancs d’essais pour permettre aux industriels de tester, développer, et valider en conditions réelles, leurs innovations : c’est une volonté affichée du gouvernement singapourien. Sur l’ile de Semakau, à 20 minutes en bateau de la ville, s’assemble ainsi un spécimen très particulier de « smart grid ».
Une ile autonome en énergie
Ici, l’université NTU, Engie, Schneider Electric et Alstom (désormais intégré à General Electric), ont déjà installé des panneaux photovoltaïques, une éolienne fonctionnant même par vent faible, des batteries, et une station à hydrogène. En attendant la construction d’une hydrolienne (fonctionnant avec le courant marin), d’une centrale biomasse, et d’un générateur diesel. « Nous allons tester comment un territoire insulaire non interconnecté peut être autonome en énergie avec un maximum d’énergies renouvelables (enr), qui plus est, de six différents types », explique Etienne Drouet, directeur de l’Engie Lab de Singapour. Le défi n’est pas mince : « les enr étant intermittentes, elles mettent à mal la stabilité des réseaux et il est généralement difficile d’atteindre plus de 40 % d’enr ».
Mais ici, Engie et Schneider espèrent parvenir à bien plus, voire à 100 %. Et ce, grâce à un système de gestion de l’énergie innovant. « L’idée est, à chaque instant, de trouver la meilleure alternative : consommer l’énergie, la stocker dans une batterie, la transformer en hydrogène, réinjecter l’énergie stockée dans le réseau, tout en maintenant sa stabilité », explique Damien Dhellemmes, président de Schneider Electric à Singapour. « Puis d’imaginer comment des îles proches peuvent se venir en aide », poursuit Etienne Drouet. Si l’expérience réussit, les Français voient un immense potentiel, en Indonésie, dans les Philippines toute proches, notamment. Et si elle échoue, « nous n’aurons pas couru de risque industriel», remarque Damien Dhellemmes.
Cleantech One, un bâtiment entièrement végétalisé situé dans le parc technologique de Jurong, incarne la volonté singapourienne de faciliter les « proof of concept ». Ici, se côtoient universitaires et entreprises de tous pays. Sanjay Chittarajan Kuttan incarne cette porosité : directeur de programme à Eri@n, un programme de R&D sur l’énergie développé par l’université NTU, il était, auparavant, expert chez den norske Veritas, entreprise de certification internationale. Aujourd’hui, il conçoit des systèmes énergétiques multi-fluides qui permettront à Singapour de moins dépendre du gaz naturel. Systèmes qu’il pourra, bien entendu, tester en conditions réelles.
Dans cette ex-colonie britannique, traditionnellement très tournée vers le monde anglo-saxon, le lancement par Frédérique Vidal, ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation de l’année de l’innovation franco-singapourienne le 22 janvier dernier, pourrait contribuer à consolider l’implantation française. Déjà, le Lab d’Edf a développé un modèle d’aide à décision qu’il utilise désormais dans d’autres villes. Tout comme l’unité mixte internationale du CNRS Ipal teste à grande échelle des solutions de santé connectée pour prolonger l’autonomie des personnes âgées. Le CEA espère bientôt ouvrir un laboratoire dédié à l’économie circulaire. La start-up Unabiz – dont Engie contrôle 30%- construit un réseau pour l’internet des objets en utilisant la technologie française Sigfox. Les deux start-upers Stanislas Verley et son partenaire Pablo Viejo sont plus qu’occupés à travailler pour des PME françaises et à développer de nouveaux services. «Singapour est un client fantastique en matière d’applications innovantes », assure Damien Dhellemmes chez Schneider, qui travaille ici tant sur la gestion énergétique, que sur celle des bâtiments, mais aussi sur les services d’analyse de données. « Attention cependant », prévient Carine Lespayandel, directrice de la chambre de commerce franco-singapourienne. « Les Singapouriens cherchent toujours l’excellence et la compétition est, ici, intense ». Pas question, donc, de penser s’imposer sans technologie différenciante !